Je suis enfin seul dans l’appartement, débarrassé de ma femme et de l’autre braillard. Je fête l’évènement en débouchant une « Kro ». Le bonheur est tel qu’il assèche mon gosier. Une deuxième puis une énième bière irrigue difficilement l’étendue de ma joie.
Une sonnerie perfide et annonciatrice de nouvelles dérangeantes stoppe mon travail d’irrigation. Je peine à me lever. Les litres de bière tendent à maintenir mon ventre près du sol. J’accède, oscillant, au téléphone.
- Mr Suré ?
Poli, je réponds :
- Oui !
- Ici, l’école maternelle des crapauds cramoisis. Personne n’est venu chercher la petite Françoise.
Merde je l’avais oublié celle-là. Je vais devoir y aller. Quoique, si je la laissais sur place ? Non, les enseignants seraient capables de le signaler et j’aurais des problèmes avec la DASS. Ce serait injuste, ne suis-je pas un bon père ?
Toujours poli, je réponds :
- J’arrive.
En tanguant et en éructant, je parviens difficilement jusqu’à l’école. Ma fille m’aperçoit et tire une tronche de trois kilomètres. C’est un exploit pour une gamine qui mesure à peine un mètre. Elle a horreur que je vienne la chercher. A trois ans, elle a déjà honte de moi. D’accord, j’ai une apparence peu reluisante. Cependant l’habit ne fait pas le moine. Je lui colle une torgnolle, histoire de lui donner une véritable raison de faire la gueule.
N’ayant pas d’autre endroit où aller, elle me suit, peu motivée. Trouvant sa motivation trop faible et pensant à mes bières qui s’ennuient seules sans moi, je l’interpelle :
- Eh ! Sac à merde ! Bouge-toi le cul. (1)
Je la traine jusqu’à l’appartement.
Dès l’arrivée, je décapsule une bière et l’avale aussi sec. A peine l’ai-je ingurgité que ma fille m’emmerde :
- Maman n’est pas là ?
Le problème avec les gamins est qu’ils veulent tout savoir et rien payer.
En guise de réponse, je débouche une canette de bière, avale une lampée et lui rote à la figure. Totalement indifférente à ma réponse, elle enchaine :
- Mon frère n’est pas là ? J’ai faim !
Faites des gamins ! disaient-ils. J’en ai fait et ils me cassent les couilles à longueur de journée. Les emmerdements ne sont pas en rapport avec les allocs. En plus, elle a faim. D’ailleurs, ça mange quoi des gamines ? Je n’ai pas l’habitude de gérer ce genre de chose. C’est ma femme qui s’en occupe. Quelle idée a-t-elle eu de se rebiffer contre la flicaille ? Et qui va me pratiquer ma turlutte du soir ? Décidemment, ce n’est pas ma journée.
- Papa, où sont Léo et maman ? J’ai faim, je veux de la grenadine.
Elle va me rendre fou. Je devrais porter plainte pour harcèlement. Je sais ce qu’il me reste à faire, si je veux pouvoir siroter mes bières, et continuer à écrire sur le blog.
- Fan Fan passe-moi le téléphone et magne-toi.
Docile, elle me l’apporte et répète :
- Papa j’ai faim, je veux de la grenadine. Où sont maman et Léo ?
Il est temps que j’agisse.
- T’inquiète ma fille, ils sont en colonie de vacances. Tu vas bientôt les rejoindre et tu auras droit à ta grenadine. Patiente un peu, juste le temps que je téléphone.
J’aurais mieux fait de me taire. Je viens d’apporter de l’eau à son moulin.
- C’est quoi des « lolonies » de vacances.
- Des colonies. C’est moi qui bois et c’est toi qu’est pétée. Ce sont des grands bâtiments où les enfants s’amusent. Tu vas bientôt y aller. Papa te l’offre. Laisse-moi juste téléphoner et tu auras la surprise de ta vie.
- Papa !
- Ta gueule !
Enfin du silence.
Après avoir pianoté sur les touches du téléphone pendant une demi-heure sous l’ordre d’une voix enregistrée, j’atteins enfin le service qui m’intéresse. Je résume car la simplicité pour les atteindre appartient au passé.
- Service de la future jeunesse délinquante bonjour. Que puis-je pour vous ?
- Bonjour madame, je vous appelle car j’ai ma petite fille de trois ans qui a un comportement correspondant, comme deux gouttes d’eau, aux caractéristiques de la brochure que vous nous avait fait parvenir, pour endiguer le flot de violence.
- Votre nom ?
- Mr suré.
- Vous nous avez déjà appelés ce matin pour un enfant.
- Exact.
- Monsieur, je vais devoir faire un signalement, car les parents qui ont plus de deux enfants futurs délinquants sont considérés comme responsables de la déviance et doivent assister à des stages de « recadrement sociétal ».
Je suis furax, car normalement je suis exempté de ce genre de stage. Je reste poli, mais n’en pense pas moins. Avec la préfecture, il faut se méfier.
- Pardon madame, je suis exempté de ce stage.
- Pour quelle raison ?
- J’ai dénoncé de nombreux étrangers sans papier. Normalement je devrais avoir de nombreux points m’exonérant de repasser le permis de conduire, ou m’exemptant de stages de remise à niveau sociétal et autres.
- Votre nom et date de naissance ?
- Mr Suré, je suis né le 15 janvier 1969.
- Vous êtes un enfant de mai 68.
- Euh… oui.
- Patientez un moment.
Mes parents ont eu une sacrée idée de me concevoir en mai 68. Car depuis une dizaine d’années, nous sommes particulièrement surveillés. Le gouvernement pense que les enfants conçus durant cette période, portent en eux les germes de la révolution.
- Mr Suré ?
- Oui.
- Je m’excuse. Vous êtes un citoyen modèle. Je vois dans votre dossier que vous avez eu les félicitations du ministre de l’intérieur. Ainsi grâce à vous, il n’y a plus de sans papier dans votre quartier. Par contre, pour votre fille, je suis embêtée. Le centre de rétention est plein à craquer, et même il semblerait qu’il y ait eu une émeute.
Je ne vais pas me coltiner ma fille toute la soirée.
- Madame, normalement je suis aussi prioritaire sur toutes les prestations préfectorales. Alors je vous prie de bien vouloir trouver une place pour ma fille.
- Monsieur, je suis navrée. Les instructions viennent du sommet de l’état, nous ne pouvons rien faire.
- Vous pourriez l’expulser ?
- Nous n’expulsons que les étrangers en situation irrégulière, pour l’instant.
- Madame, je ne suis pas le géniteur. Ma femme l’a conçue avec un sans papier. Un libyen je crois. Donc elle est demi-papier. Vous pouvez ainsi l’expulser vers la Libye. La loi stipule qu’un enfant dont un des parents est sans papier peut être expulsé si l’autre moitié n’accepte plus l’enfant.
- Sa mère ne l’a pas rejetée ?
- C’est tout comme. Elle est internée, elle a osé se rebeller contre les forces de l’ordre lorsqu’elles sont intervenues pour ramasser le petit dernier.
- Ah ! Ça change tout. Je vais voir ce que je peux faire. Il y a un problème : officiellement vous êtes le père et donc la petite est française. Si nous l’expulsons, elle reviendra automatiquement chez vous. Je ne peux rien faire pour vous Mr Suré. Je suis vraiment navrée car vous êtes un citoyen modèle.
Je dois à tout prix trouver une solution.
- Et la PMI, ne peut-elle prendre mon enfant en charge ?
- Je ne sais pas. Depuis aujourd’hui nous ne travaillons plus ensemble. Nous avons eu quelques divergences au sujet de l’accueil des nourrissons détectés futurs délinquants. Appelez-les et vous verrez bien. Au revoir, Monsieur.
(A suivre)
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